• Rwan marchait d'un bon pas, le sourire aux lèvres. Le gout amer de la soirée de la veille lui était passé, et il préférait se focaliser sur l'essentiel. Et à ses yeux, l'important c'était qu'il avait en sa possession quatre cent Sysc, soit plus d'argent qu'il n'avait jamais eu, mais aussi qu'il portait un long manteau noir tout neuf qui, en plus de lui tenir chaud, lui donnait une sacrée allure.
    Et comme à chaque fois qu'il estimait avoir des raisons d'être fier de lui, il se dirigeait vers la même adresse : l'auberge du Kaliaeri.

     
    Elle était en quelques sortes son refuge. Il possédait pourtant sa propre maison, ou plus exactement une vieille cabane située à la sortie de la ville, et qu'il avait réhabilitée avec les moyens du bord, mais il n'avait jamais pris le temps de l'aménager correctement, ni de la meubler suffisamment pour s'y sentir bien. C'était tout au plus l'endroit où il allait dormir, mais il passait ses journées – et surtout ses soirées – en ville, afin d'y exercer ses talents.
    Makaroa était une charmante bourgade, située non loin de la mer. Zone marchande, mais aussi lieu de passage, la petite ville se voulait accueillante et était toujours appréciée des voyageurs grâce à sa perpétuelle animation et son atmosphère bon enfant. Reposés, sereins, ils se laissaient d'autant plus facilement abuser par des vauriens sans scrupule, comme Rwan qui n'hésitait pas, par exemple, à leur vendre une fortune de vulgaires cailloux en les faisant passer pour des pierres aux pouvoirs guérisseurs, ou tout simplement à subtiliser leur bourse en les bousculant sur la place bondée un jour de marché. Puis l'argent ainsi récolté pendant la journée était ensuite fructifié le soir, autour de tables de jeu improvisées avec des étrangers crédules et surtout trop enivrés.
    Rwan et ses semblables étaient connus dans toute la ville, mais leurs activités étaient tolérées, tant qu'elles restaient raisonnables, n'affectaient pas les résidents de Makaroa et ne nuisaient pas trop à la réputation de la cité et au commerce. Le réseau criminel mis en place par Sven, par contre, n'était généralement pas aussi bien perçu ; mais personne, à l'exception de Kellan Assanyas, n'avait vraiment le courage d'essayer d'y mettre un terme.
    Rwan n'était pas respecté pour ses occupations douteuses, loin de là, mais malgré tout les gens avaient en général une certaine sympathie pour lui. Il était de ces gamins qui n'avaient pas eu de chance, et qui se débrouillaient tant bien que mal pour s'en sortir, si bien que personne ne lui avait jamais réellement reproché son immoralité. Ainsi Rwan ressentait une sorte de légitimité par rapport à ce qu'il faisait, et il ne comprenait pas que les deux seules personnes qui comptaient à ses yeux, soient les seules à ne pas approuver son comportement.

    L'une d'elles, Lizia, travaillait à l'auberge depuis sa majorité. Grande, élancée, avec de longs cheveux bruns toujours relevés en queue de cheval, elle se faufilait avec aisance d'une table à l'autre, s'activait derrière le bar, nettoyait en cuisine, le tout avec un dynamisme qui étonnait toujours les clients, et ravissait son employeur.
    La Kaliaeri était sans doute l'auberge la plus importante de la ville : l'imposante bâtisse en pierre donnait à l'établissement une allure noble et majestueuse, tandis que l'intérieur était d'une simplicité et d'une sobriété exemplaire : murs blanchis à la chaux, et tables rustiques en bois clair.
    Lizia repéra Rwan avant même qu'il ait passé la porte, en le voyant à travers la fenêtre. Elle se dépêcha de servir le repas de ses deux clients puis se précipita vers l'entrée.
    Rwan entra au même moment, son éternel sourire satisfait accroché au visage, ce qui énerva d'autant plus la jeune femme qui le saisit sans ménagement par le bras et l'entraina dans les cuisines. Surpris, Rwan la suivit néanmoins sans opposer de résistance.
     
    - Le Ciel soit loué, tu n'as rien ! s'exclama-t-elle, visiblement soulagée.
     
    Légèrement surpris par cette remarque, Rwan ne sut pas immédiatement quoi répondre, mais la jeune femme ne lui laissa pas le temps d'y réfléchir :
     
    - Mais qu'est-ce que tu fiches ici ? gronda-t-elle, tout en jetant un œil dans la salle pour s'assurer que personne n'avait fait attention à eux. Tout le monde est au courant de tes exploits figure-toi ! Sven ne veut pas te voir ici. Et il vaudrait mieux aussi que Kellan Assanyas ne te trouve pas ! Mais qu'est-ce qui s'est passé hier ?
    - Bah, faudrait savoir, je croyais que tout le monde était au courant, badina-t-il.
     
    Mais devant l'air excédé de son amie, il reprit :
     
    - J'ai rendu un service à Sven c'est tout. Il a appris que le bras droit d'Assanyas était absent pour quelques jours à cause d'une affaire quelconque qui l'avait appelé à Thanis, du coup il m'a demandé de le retenir en ville une bonne partie de la nuit pour lui laisser le temps de s'introduire chez lui tranquillement. J'imagine qu'il a dû lui voler quelques trucs de valeurs, en fait je sais pas trop mais bon, étant donné qu'il est l'homme le plus riche de Makaroa, je pense qu'il s'en remettra.
    - Vu comme il est furieux, à mon avis Sven a fait bien plus que lui "voler quelques trucs de valeur", sombre crétin. Et toi évidemment, tu te retrouves au beau milieu de cette histoire, parce que, comme toujours, quand il y a un endroit où il ne faut pas être, on peut être sûr d'y trouver Marwan Cyriak !
    - En attendant, cette histoire comme tu dis, m'a permis de gagner quatre cent Sysc, annonça-t-il avec un sourire triomphal. Tu perdras peut-être ton air renfrogné avec un nouveau livre ou une... robe ? ou autre chose ? Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?
     
    Interloquée, la jeune femme resta quelques secondes sans réaction. De ses yeux noirs, elle détaillait le visage de son ami d'enfance attentivement, comme pour essayer de comprendre ce qui ne tournait pas rond chez lui. Son visage angélique le faisait paraître plus jeune qu'il ne l'était, d'autant plus lorsqu'il arborait ce regard plein d'espoir, emprunt de naïveté, et ce sourire sincère presque enfantin. Lizia avait souvent du mal à concevoir qu'un être puisse se montrer aussi candide par moments, quand il pouvait aussi faire preuve de la plus grande roublardise qui soit.
    Elle ne pouvait que comprendre les pauvres victimes escroquées par Rwan : il était impossible de se méfier de lui au premier abord. Enfant, Rwan était blond, et avec ses adorables yeux noisette, il avait rapidement compris quel profit il pouvait tirer de son air d'ange. Désormais ses cheveux tiraient sur le brun, et manquaient un peu trop de discipline au goût de Lizia qui déplorait cette apparence un peu trop négligée. Mais Rwan n'avait rien perdu de son habilité à charmer les gens. Tout du moins les inconnus, car Lizia elle, était rompue à toutes ses techniques, et ne risquait pas de se laisser manipuler.
     
    - Mais enfin qu'est-ce qui ne va pas chez toi ?! reprit-elle, exaspérée. Tu as entendu ce que je viens de te dire au moins ? Et puis tu crois vraiment que je voudrais de ton argent, sachant d'où il vient ? Je ne tiens pas à être mêlée de près ou de loin aux sombres histoires de Sven. Tant mieux si ça ne t'empêche pas de dormir, mais moi à ta place j'en serais malade de bosser pour une ordure pareille. Alors va-t-en d'ici et tiens-toi un peu tranquille quelques temps, c'est compris ?
     
    L'expression de Rwan changea instantanément. Son regard se durcit, et il répondit sèchement :
     
    - Tu ne veux pas être mêlée aux histoires de Sven ? Et à qui elle appartient cette auberge, hein, espèce d'hypocrite ?
    - Ne mélange pas tout ! cracha-t-elle. Moi je n'ai pas les mains sales ! C'est grâce à des gens comme toi si son petit commerce fonctionne aussi bien, c'est toi et les gens de ton espèce qui le font prospérer. Je travaille pour gagner ma vie, et je le fais honnêtement, je n'arnaque personne, moi !
     
    Rwan gardait le silence mais les émotions se bousculaient dans sa tête. Les mots de Lizia, durs et tranchants comme des lames de rasoir, lui lacéraient le cœur. Il ne comprenait pas sa réaction, une fois de plus, et il était blessé. Il ressentait cette morsure caractéristique dans le ventre, celle qui le privait de ses moyens, et lui dérobait ses mots.
     
    Las, il se contenta de faire la seule chose qu'il pouvait faire sans perdre davantage la face : prendre la fuite. Sans un mot, il quitta la cuisine par la petite porte du fond et une fois dans la ruelle, prit une grande inspiration pour tenter de repousser sa déception, sa frustration et son amertume.
     
    Il marcha au hasard des rues, puis progressivement, commença à prendre conscience de ce que Lizia lui avait dit. Tout à sa joie de revoir la jeune femme, il n'avait d'abord pas vraiment prêté attention à ses mises en garde, mais à la réflexion, elle avait peut-être raison. Si Kellan et Sven se lançaient dans une sorte de règlement de comptes, pour des raisons qui restaient encore obscures, il valait mieux qu'il ne se retrouve pas encore au milieu.
    De plus, après sa querelle avec Lizia, il n'avait plus le cœur à traîner en ville, et il décida qu'un petit séjour à la campagne lui ferait le plus grand bien. Lorsqu'il était contrarié, Rwan avait toujours ce réflexe d'enfant d'aller trouver réconfort auprès de son vieil ami Jonah.
    Il fit aussitôt demi-tour, manquant de bousculer un passant au passage, et se dirigea d'un pas décidé vers l'embarcadère à Airtram.
     

    Chapitre 1


    Son ticket en poche, il s'installa et attendit patiemment le démarrage. L'Airtram était un moyen de transport collectif pouvant transporter une quarantaine de personnes. Grâce à un guide métallique, il traversait tout le pays par d'interminables viaducs enjambant vallées et forêts et traversait par moments des montagnes par le biais de larges tunnels. C'était le moyen le plus rapide et le plus économique pour parcourir de longues distances.
    Rwan n'allait pas très loin puisqu'il descendait au deuxième arrêt. Mais ce court voyage lui suffit pour se tenir au courant des informations circulant en ville. Comme souvent dans l'Airtram, les passagers discutaient entre eux sans se soucier de ce que leurs compagnons de voyages pouvaient entendre de la conversation. Rwan pu ainsi collecter des informations précieuses concernant ce qui s'était réellement produit la nuit précédente, pendant qu'il jouait les gosses de riche en mal de sensations avec Kellan ; et ce qu'il apprit lui fit froid dans le dos. Rwan se mit alors à espérer que Jonah serait très heureux de le voir, car son séjour à la campagne risquait de durer plus longtemps que prévu. Lizia avait vu juste : il serait préférable pour lui de se faire discret pendant quelques temps.

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