• Seul le tic-tac régulier de l'horloge rompait le silence. Pourtant le temps semblait suspendu. Les tables de la vaste taverne avaient toutes été désertées, et le peu de personnes encore présentes en cette heure tardive étaient toutes concentrées autour de Kellan Assanyas et sa nouvelle victime, un jeune homme d'une vingtaine d'années un peu trop sûr de lui, qui s'était installé à la table de jeu avec une confiance naïve.

    La tension palpable qui régnait dans la salle contrastait avec l'ambiance habituellement conviviale et la décoration chaleureuse de cette adresse bien connue des habitants de Makaora. La lumière tamisée laissait tout juste deviner les murs d'un beau rouge patiné, ainsi que le parquet et l'enchevêtrement élaboré de poutres en alyzea, cet arbre makaore connu pour prendre une belle teinte acajou en vieillissant. Il flottait dans l'air une douce odeur maltée caractéristique du Jobela, la célèbre cervoise locale.
    A présent le gamin faisait moins le fier. Bien que masqué par quelques mèches brunes indisciplinées, son regard semblait inquiet, alternant entre les sept cartes tenues entre ses mains crispées, et les yeux perçants de son adversaire. Il tentait manifestement de se donner une contenance, mais son assurance s'effritait de façon évidente à mesure que les parties s'enchainaient.
    Kellan, quant à lui, arborait l'expression impénétrable qui faisait son succès. Droit sur sa chaise, son éternel chapeau à larges bords vissé sur la tête, le visage à moitié mangé par une barbe touffue, seuls ses yeux d'un bleu glacial retenaient l'attention. Il fixait attentivement l'imprudent assis en face de lui, et nul n'aurait pu dire si la situation lui inspirait une certaine jouissance ou de la compassion.
    Après une attente interminable, son jeune adversaire posa trois de ces cartes avant de le défier du regard.
     
    - Bakdemak ! lança-t-il d'une voix forte mais néanmoins teintée de doute.
     
    Son hésitation n'échappa pas au vieil habitué.
     
    - Si tu perds, tu n'auras plus de quoi te refaire, lui rappela-t-il. Et tu sais que je ne fais pas crédit.
     
    Le jeune homme jeta un œil à l'horloge, puis acquiesça d'un signe de tête. D'un geste nerveux, il passa sa main dans ses cheveux, dégageant ainsi un visage doux, illuminé par deux grands yeux bruns attentivement posés sur son adversaire.
    Ce dernier semblait, quant à lui, plongé dans une intense réflexion. Son regard se perdit un instant dans les reflets colorés dansant au plafond, fruit de la dernière technologie à la mode importée de Thanis. Ces mouvements lumineux étaient surtout conçus pour détendre et inciter à la rêverie, aussi Kellan s'en détacha rapidement pour mieux pouvoir se concentrer. Il choisit ensuite quatre cartes dans le jeu qu'il avait en main, et les retourna une à une sur la table. Puis se fut au tour de son adversaire. Tout le monde retenait son souffle.
    Lorsque la quatrième carte fut posée, personne ne bougea ni ne dit un mot.
    Le jeune homme semblait perdu dans ses pensées, comme dans un état second. Finalement, il sembla reprendre ses esprits et se leva, sans un mot, sans un regard pour quiconque, la tête basse. Il se dirigeait vers la sortie quand Assanyas l'interpella :
     
    - Hey petit, comment tu t'appelles ?
    - Rwan, répondit-il après un moment d'hésitation.
    - Tu reviens jouer quand tu veux, Rwan.
     
    Des rires commencèrent à fuser autour de la table, aussitôt interrompus par le regard noir de Kellan.
     
    - Tu manques de pratique, mais tu as le sens du jeu, reprit-il. Si je m'étais ennuyé j'aurais mis fin à la partie bien avant.
    - Ouais, marmonna le jeune homme. C'est ce que j'ai entendu dire.
     
    Sans un mot de plus, il quitta la taverne et disparut dans la nuit.

     

    Chapitre 1

     
    Malgré la fraîcheur de la nuit, Rwan marchait sans se presser, de toute façon personne ne l'attendait. Les rues étaient désertes et silencieuses, contrastant avec l'animation de la journée : le mouvement perpétuel des habitants, ce mélange caractéristique d'odeurs épicées et les sollicitations permanentes des commerçants intarissables à acheter leur précieuse marchandise. Sans oublier le vrombissement incessant des cyclonox, ces petits véhicules individuels motorisés à deux roues – ou à trois roues pour les petits commerces ambulants. Rwan aimait cette atmosphère chaleureuse et grouillante de vie, autant qu'il appréciait la quiétude de la nuit, plus propice à la réflexion.
    Il repensait à la soirée et se remémorait chaque partie, cherchant quelles avaient été ses erreurs, et tentant d'imaginer quelles auraient été les conséquences d'un choix différent à certains moments critiques du jeu. Puis il secoua la tête en soupirant comme pour chasser ces idées de son esprit. A quoi bon après tout, il n'aurait jamais l'occasion de jouer à nouveau au Bakdemak, c'était un jeu d'argent, et il n'en avait pas.
    Il aurait pu parcourir ce dédale de rues les yeux fermés tant ils les connaissaient par cœur. Pourtant, Makaora s'apparentait davantage à un labyrinthe pour le voyageur de passage, c'était d'ailleurs en partie ce qui faisait son charme. En s'éloignant de la rue principale, on s'enfonçait dans un entrelacs de ruelles, passages, ponts et escaliers qui ne livraient leur secret qu'aux natifs de la ville. Les étroites rues pavées étaient traditionnellement bordées de maisons à pans de bois de trois étages, plus rarement de maisons bourgeoises en pierre, dont les murs étaient envahis par une végétation fleurie et odorante. Rwan aimait particulièrement les Nalessias, ces plantes grimpantes qui offraient une généreuse cascade de fleurs bleutées phosphorescentes, tout en libérant une agréable odeur de miel.
    Alors qu'il longeait l'une de ces habitations à colombage, il avisa l'une d'elles dont la porte était ouverte et s'y engouffra. Il se plaqua contre le mur, et attendit, tout en observant la rue par l'entrebâillement.
    Des pas se firent bientôt entendre, puis une silhouette se dessina dans le pâle éclairement d'un réverbère. Indécis, l'homme semblait ne pas savoir où aller. Alors qu'il se retournait, sans doute pour faire demi-tour, Rwan aperçut son visage, et reconnut un des hommes qui avait assisté à sa cuisante défaite dans la taverne.
     
    - Alors c'était toi ma nounou ce soir ? lança-t-il.
     
    L'homme sursauta avant de se tourner vers Rwan qui sortit de l'ombre au même moment. Devant l'air circonspect de l'inconnu, il précisa :
     
    - Sven m'avait prévenu qu'il enverrait un de ses gars pour me surveiller.
    - Etant donné tout le pognon qu'il t'avait filé, ça se comprend non ? répliqua-t-il. T'aurais pu être tenté de filer en douce avec.
    - Ah ça non, je suis pas fou ! répondit Rwan, en protégeant instinctivement son annulaire gauche dont une phalange manquait.
     
    L'homme de main ricana doucement avant d'ajouter :
     
    - Non en fait Sven voulait simplement que je te verse ta récompense, il préfère éviter qu'on vous voie ensemble pour le moment, Assanyas n'est pas stupide, et il a des informateurs partout, il ferait vite le rapprochement...
     
    Joignant le geste à la parole, il saisit une bourse dans sa veste et la tendit à Rwan. Celui-ci s'empressa de l'ouvrir pour compter sa fortune.
     
    - Quatre cents Sysc ? s'indigna-t-il. Il m'en a donné le triple pour aller le perdre au Bakdemak ! Et avec tout ce qu'il aura pu voler à Assanyas, il va en gagner au moins dix fois plus !
    - Tu veux que je transmette ton message à Sven ? Aucun problème, je lui explique qu'un morveux sans importance lui réclame plus d'argent, et je pense que tout se passera bien pour toi ! le menaça-t-il. N'oublie pas, espèce d'idiot, Sven ne te doit rien, il t'a demandé un service, et tu le lui as rendu, c'est tout. Cet argent là, c'est juste pour que tu te fasses oublier quelques temps. C'est bien clair ?
    - Parfaitement, répliqua Rwan en ravalant douloureusement sa fierté.
     
    Il était trop habitué au mode de fonctionnement de ces hommes pour faire le malin en leur présence.
     
    - Maintenant dégage.
     
    Rwan ne se le fit pas dire deux fois. Encaissant l'humiliation par obligation plus que par choix, il enfouit la bourse dans sa veste et s'éloigna rapidement, les poings serrés. Ne rien montrer, ne pas lui faire ce plaisir. Progressivement, il accéléra l'allure, ses pas se firent de plus en plus rapides, ses enjambées plus longues, et il se mit bientôt à courir, courir à perdre haleine, courir pour oublier ce sentiment d'injustice qui le rongeait un peu plus chaque jour, pour oublier ce nœud qui lui mordait le ventre, qui le prenait à la gorge, pour oublier le cri de frustration qui prenait naissance au plus profond de lui-même, et qui enflait insidieusement, pour devenir un hurlement de rage qui, comme toujours, explosait silencieusement dans son cœur, projetant ça et là des débris incandescents et acides.
     
    C'est alors qu'il trébucha et s'étala de tout son long. Un peu sonné, il mit du temps à comprendre qu'il s'était pris les pieds dans quelque chose, qu'il identifia bientôt comme un clochard ivre, étendu de tout son long. Enervé par la soirée qu'il venait de passer, Rwan se remit sur ses pieds et se dirigea vers le misérable, bien décidé à passer ses nerfs sur lui.
     
    - Oh ! hurla-t-il. Tu m'entends vieux débris ?
     
     Ne constatant aucune réaction de sa part, il lui balança un coup de pied dans les côtes, qui n'eut pas davantage d'effet.
    Pris d'un doute, Rwan se pencha vers lui et entreprit de le retourner. Il fut aussitôt frappé par la raideur du corps et, en voulant dégager les cheveux qui couvraient son visage, le contact de la peau glacée du malheureux confirma à Rwan sa première impression.
    Il scruta les environs dans l'espoir de trouver de l'aide mais, s'étant éloigné du centre-ville pour rentrer chez lui, il se trouvait maintenant dans le quartier des ateliers, plus exactement entre la papeterie et la fabrique de tissu. L'endroit était désert en cette heure tardive et surtout, il n'y avait plus rien à faire pour lui.
    Rwan se laissa alors tomber par terre à ses cotés.
     
    - Pauvre vieux... mourir comme ça, c'est....
     
    Rwan ne put finir sa phrase, réalisant subitement que c'était exactement le genre de mort à laquelle il devait s'attendre, à son image : seul, inutile, misérable.
    Il prit le temps de détailler un peu mieux le malheureux et réalisa finalement qu'il ne semblait pas si misérable que ça, à en juger par son allure : rasé de prêt, les cheveux propres, il portait un long manteau taillé dans une étoffe de qualité et des bottes fourrées en parfait état. Il songea alors avec effroi que le malheureux s'était peut-être fait assassiner par un voleur, mais l'homme ne portait pas de marque de coup, ni de blessure, et son visage exprimait une expression paisible : sa mort semblait naturelle.
    Une idée lui vint alors à l'esprit, qu'il repoussa aussitôt, mort de honte. Mais l'idée fit son chemin, petit à petit.
     
    - Après tout, qu'est-ce que tu en as à faire toi hein ? fit-il dans un haussement d'épaules. Et puis je vais pas me mettre à avoir un peu de fierté maintenant, le moment est vraiment mal choisi.
     
    D'un geste mal assuré, il déboutonna le manteau du cadavre avant de le retourner face contre terre. Puis il plaça un pied de part et d'autre du corps, agrippa les manches du manteau et tira en arrière pour le lui retirer. Son précieux butin dans les mains, il sembla hésiter un moment avant de se résoudre à l'enfiler, la tête basse.
    Il avisa alors une chaîne autour du cou du pauvre homme. Il se pencha et, après avoir débloqué le fermoir, le fit glisser avant de déposer le bijou dans sa main, un pendentif que la faible luminosité l'empêcha de bien distinguer. Rwan le rangea dans sa bourse, mais il ne put se résoudre à aller plus loin dans son pillage.
    Un peu honteux, il s'éloigna alors, en jetant un dernier regard au cadavre, mais également un coup d'œil circulaire pour vérifier que personne ne l'avait vu commettre son larcin, sans doute l'un des plus pathétiques de son existence – pourtant peu reluisante.
    Il remonta le col de sa toute nouvelle acquisition, enfonça ses mains dans les poches, et prit le chemin du retour. Sa main droite rencontra alors ce qu'il identifia comme du papier, il le sortit et découvrit dans sa main une enveloppe. Il lui sembla apercevoir une inscription mais l'obscurité de la ruelle l'empêcha d'en être sûr. Il la replaça alors dans sa poche et reprit sa route.

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